vendredi 19 juin 2015

« Sur la N-VA, je me suis trompé » : pourquoi Michel raconte encore des carabistouilles.


Le 20 mai, Charles Michel déclarait sur la RTBF :
« Sur la N-VA, je me suis trompé. Je me suis trompé avant les élections et j'ai fait une erreur d'appréciation, comme à peu près tous les observateurs francophones, qui étaient convaincus qu'il ne serait pas possible pour la N-VA, après les élections, de renoncer à 100 % de son programme institutionnel et communautaire pour les cinq prochaines années. »

Le lendemain, dans « L’Echo », il précisait :
« Le MR a donc dû prendre ses responsabilités et cela a coïncidé avec un autre élément inattendu : le fait que la N-VA a décidé de mettre les questions communautaires au frigo, à condition d’avoir des réformes socio-économiques. »

Un an après les élections, le Premier Ministre cherchait vraisemblablement la « bonne phrase » pour éteindre l’accusation de parjure, qui le poursuit depuis ses propos de campagne à l’égard de la N-VA. Le 29 avril 2014, alors président du MR, il avait en effet précisément indiqué ceci :
« Notre démarche est une démarche de clarté et de franchise. Il faut que les gens puissent voter en connaissance de cause (sic). Et, pour ça, il faut dire ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. D'où notre message, très clair: «quand nous avons l'initiative, et si nous l'avons, ce sera sans la N-VA.» Je ne dis rien de neuf, j'ai toujours dit et répété que je ne croyais pas au projet de la N-VA, ni sur le plan socio-économique [Je souligne], ni pour l'avenir du pays. »

Didier Reynders ne fut pas en reste le même jour :
« Très clairement: nous, c'est sans la N-VA. ».

Pour enfoncer le clou, le propos de Charles Michel se fit même encore plus dur :
« Oui, je le dis et le redis, la N-VA est un parti à la frontière du racisme et de la discrimination. C'est un projet de mépris et d'extrémisme. » (21 mai, L'Echo)

Pourtant, l’exercice de communication du 20 mai fut réussi pour ses habituels aficionados. Ils y ont vu un homme « convaincant », de « l’honnêteté » (sic), une « erreur assumée » ou encore un « constat que tous les partis francophones peuvent partager », dans un élan habituel de wishfull thinking.

Au-delà des pétitions de principe, que penser de sa déclaration ? Explication convaincante empreinte d’humilité ou énième récidive après la pension à 67 ans, le saut d’index, etc. ? En vérité, toute la question est de savoir si Charles Michel s’est trompé lui-même, comme il le prétend, ou s’il a trompé, une nouvelle fois, celles et ceux qui avaient bien voulu le croire. Débroussaillons.
1. En quoi consistaient précisément les engagements pris par le MR à l’égard de la N-VA lors de la campagne électorale ?
Le refus de former une coalition avec la formation nationaliste flamande était-il conditionné au volet institutionnel de son programme ? Absolument pas. Chacun a pu l’observer quelques lignes plus haut. Cet engagement était bien inconditionnel, y compris donc en raison du projet socio-économique de la N-VA, et de ses valeurs « à la frontière du racisme », dessinant un projet d’extrémisme. Il fallait que « les gens puissent voter en connaissance de cause » (sic). Au demeurant dans le débat organisé par Le Soir et De Standaard, Charles Michel avait durement raillé le manque de sérieux et de crédibilité du programme… socio-économique de la N-VA.

2. Est-il crédible que Michel ait pu avoir à l’époque la conviction absolue que la N-VA ne mettrait jamais de côté son programme institutionnel pour entrer dans un gouvernement ?

La réponse est une deuxième fois très claire : non. Au soir des élections communales d’octobre 2012, le président de la N-VA appelait publiquement les présidents de partis francophones à démarrer immédiatement des négociations pour préparer le confédéralisme. La position de la N-VA évoluera à partir de septembre 2013.
La N-VA a constaté son isolement parmi les partis flamands quant à sa revendication d’une nouvelle réforme de l’Etat au lendemain du scrutin fédéral de 2014. Désireuse de résoudre la contradiction entre vouloir mettre fin à un « gouvernement francophone taxateur socialiste » et vouloir négocier une réforme de l’Etat qui impliquerait quasi automatiquement les socialistes en raison des majorités requises, la N-VA a amorcé un virage vers la nécessité première de former un gouvernement socio-économique. Nul doute qu’elle fut poussée dans le dos par le patronat flamand. « VOKA is mijn baas » déclarait De Wever en juillet 2011. Siegfried Bracke fut le premier à sortir du bois le 31 août 2013 dans De Standaard :

« Même sans accord sur le confédéralisme, nous entrerons dans un gouvernement fédéral. L’agenda socio-économique est beaucoup trop urgent. »

Bart De Wever confirme le 2 novembre 2013 ce virage dans Het Nieuwsblad:
« Nous ne laisserons passer la chance d'un gouvernement de relance socio-économique. On ne peut lier notre confédéralisme à la formation du gouvernement »,

« Y compris si vous devez pour cela laisser tomber la réforme de l’Etat » insiste le journaliste.
« Je ne peux quand même pas être plus clair? Nous n’allons laisser passer aucune chance d’installer un gouvernement de relance socio-économique » assène De Wever.

Le 22 novembre, Bart De Wever renchérit dans le même journal :
« Dans les années 80, ce pays a été assaini drastiquement sans le PS. Nous devons répéter cela. »

Et quelques jours avant le fameux « engagement » de Charles Michel, Bart De Wever rappelle dans Knack le même message limpide :

« Qu’il n’y ait aucun doute : si une telle majorité (NDLR : pour mettre en place un gouvernement socio-économique) est à portée de main pour former un gouvernement fédéral, la N-VA s’y joindra immédiatement. Immédiatement ! Si le MR et le Cdh ont le courage politique de gouverner sans le PS, nous y entrons immédiatement ».

La N-VA multipliera les déclarations de ce type sur près de neuf mois, exprimant de manière toujours plus univoque sa volonté de former en priorité un gouvernement socio-économique sans les socialistes, quitte à devoir laisser tomber le volet institutionnel de son programme.

Certes, tout un chacun peut ne pas prendre les considérations stratégiques des différents partis pour argent comptant. A fortiori s’agissant de la N-VA. De là à pouvoir en tirer la conviction absolue que la N-VA ne lâcherait jamais son programme institutionnel pour entrer dans un gouvernement, et à mettre un véto à toute coalition avec elle-même pour former un exécutif purement socio-économique, il y a plus qu’un pas ! D’autant que, chacun s’en rappellera, la campagne fut essentiellement agencée à des questions socio-économiques : réforme fiscale, indexation des revenus…. Les socialistes n’ont d’ailleurs pas manqué de pointer les convergences programmatiques entre les partis de droite, et le risque (à leurs yeux) d’un « gouvernement des droites » – le PS allant jusqu’à sortir un tract intitulé et prémonitoire : « Ce que fera un gouvernement des droites MR N-VA sans le PS ». Convergences annonciatrices d’un retour aux années « Martens-Gol » et à sa politique, au point de causer l’un des « incidents de campagne » lors du débat entre Didier Reynders et Elio Di Rupo.

Le vrai débat au cœur de la campagne était donc bien de savoir si la proximité idéologique constatée entre la N-VA et les partis libéraux se traduirait ou non en une coalition de droite au lendemain du scrutin.

Par conséquent, le véto de Charles Michel à l’égard de la N-VA ne pouvait évidemment se comprendre et recéler un sens politique particulier qu’en tant que véto du MR à toute participation gouvernementale avec la N-VA, en ce compris et surtout dans l’hypothèse d’un gouvernement au programme socio-économique, en dehors de toutes perspectives de réformes institutionnelles.

L’explication du Premier Ministre avancée le 20 mai 2015 ne résiste donc pas à un examen sérieux des faits.

Comment comprendre alors le véto absolu adressé par Charles Michel à l’encontre de la N-VA avant le scrutin, un veto unique d’ailleurs ? Il faut en chercher les raisons du côté de… Didier Reynders.

Alors que les ténors de la N-VA multipliaient les déclarations en faveur d’un gouvernement socio-économique sans le PS, voire carrément des appels du pied sans équivoque en direction du MR (« Cela m’aiderait beaucoup que vous encouragiez à voter MR. » déclare De Wever au Cercle de Lorraine le 6 mars 2013), Didier Reynders répondait en écho sa disponibilité à former une coalition de droite avec la N-VA, à condition de mettre de côté la perspective d’une nouvelle réforme de l’état. Dans son livre – Didier Reynders sans tabou, décembre 2013 – le propos est clair :

  • « Au Parlement, on voit bien que, sur une série de thèmes, N-VA, CD&V, MR et Open VLD se retrouvent sans trop de problèmes. Après, avec la N-VA, la même question revient toujours : malgré son programme communautaire indépendantiste, est-elle prête à participer à la gestion de la Belgique ? »
    « Ce sera à l’électeur flamand de déterminer si la N-VA doit participer à un gouvernement fédéral. »

Il ne l’est pas moins dans ses interviews :

  • « Bart De Wever est un bourgmestre d’Anvers acceptable, pourquoi ne serait-il pas un Premier ministre acceptable ? » (Het Belang van Limburg, 25 janvier 2014) ;
  •  « Il faudra donc accepter la N-VA en 2014. Chacun fait ses choix. Je souhaiterais qu'en 2014, on ait des majorités miroir entre les régions et le fédéral. Ce sont les partis flamands qui nous diront si la N-VA sera à la table. S'ils travaillent partout avec la N-VA, ils viendront peut-être aussi au fédéral avec la N-VA. » (La Libre Belgique, décembre 2013) 
     
    Cet engagement de ne pas gouverner avec la N-VA, Michel l’a donc pris non pas parce qu’il était convaincu que la N-VA ne voudrait jamais former un nouveau gouvernement sans négocier préalablement une réforme de l’Etat, mais précisément parce que l’hypothèse inverse, à savoir un gouvernement socio-économique l’associant avec la N-VA, devenait chaque jour plus crédible aux yeux des observateurs sur base des déclarations et programmes des uns et des autres. Et… cela devenait un handicap électoral. L’actuel Premier ministre n’a donc pas fait une « erreur d’appréciation ».  
    _________________________

    Déjà isolée sur l’échiquier politique quant à son agenda institutionnel, les résultats du 25 mai allaient révéler que la N-VA, malgré son succès, n’était incontournable ni pour former un gouvernement fédéral, ni surtout pour former un gouvernement flamand. Les trois partis flamands de la coalition sortante, de même que les écologistes, sortaient renforcés collectivement des urnes, au point de disposer d’une majorité simple dans leur groupe linguistique.
    La possibilité pour ces trois partis de former une majorité au sein du parlement flamand sans la N-VA a privé Bart de Wever de tout « levier » lui permettant d’imposer son agenda institutionnel comme condition préalable à une participation au gouvernement flamand.
    C’est la raison pour laquelle, désigné informateur, il tenta de réunir une coalition associant N-VA, MR, CD&V et CdH, au nombre de sièges insuffisant pour mettre en œuvre un programme institutionnel, et déposa une note qui excluait toute réforme de l’Etat au programme du gouvernement souhaité.
    Le couplet selon lequel le MR a « obtenu » que la N-VA mette de côté son programme institutionnel ne résiste donc pas à un examen, fut-il sommaire, des faits. Ce sont les résultats électoraux et le positionnement, passablement connu, des autres partis flamands qui ont rendu cette revendication de la N-VA sans objet.
    Pourtant, l’absence de réformes institutionnelles explicites à l’agenda du gouvernement ne veut pas dire absence de communautaire. Comme l’énoncera le Premier Ministre dans un moment de sincérité :
    « Bien entendu, il y aura des questions communautaires ; derrière chaque dossier, il y a potentiellement des enjeux communautaires. »
    L’homme ne raconte pas toujours que des carabistouilles.

mardi 2 juin 2015

Age de la pension : la démocratie en retraite anticipée ?


Publié dans L'Echo le 2 juin 2015

Le recul de l’âge légal de la pension à 67 ans constitue l’une des mesures phares du gouvernement fédéral. Le contexte dans lequel elle a été arrêtée et l’essence des débats qui l’entourent sont un cas d’école pour s’interroger sur la conception de la démocratie représentative et sur l’impact des modes de pensée dominants à son égard.
Lors des élections de mai 2014, les différents partis se sont positionnés très explicitement dans leurs programmes électoraux sur l’âge légal de la pension, considérant manifestement qu’il s’agissait là d’un enjeu essentiel. Ce fut aussi le cas des quatre partis de la future coalition fédérale:
– MR : « sans relever l’âge légal de la pension [en gras souligné dans le texte original], il est possible d’améliorer le taux d’activité des travailleurs âgés. »  
– N-VA : « De pensioenleeftijd blijft op 65 jaar »
– CD&V : « We behouden de wettelijke pensioenleeftijd van 65 jaar »
– Open VLD : « De wettelijke pensioenleeftijd blijft op 65 jaar »

Un mois avant le scrutin, le futur Premier Ministre déclarait : « Pour le MR, il n’est pas question de toucher à l’âge légal de la retraite à 65 ans. ». Bart De Wever, Président du principal parti du gouvernement, qualifia même tout recul de l’âge légal de la pension d’« absurde » (« zinloos ») lors du débat avec Paul Magnette organisé par L’Echo et De Tijd.
Le jour des élections, il apparaissait ainsi que 98,6% des Belges (tous sauf les électeurs du FDF) avaient opté pour un parti hostile au recul de l’âge légal de la pension. De ce remarquable consensus émergea un accord de gouvernement contenant précisément… l’inverse.


Présentation des programmes, débat démocratique visant à éclairer le choix des citoyens, arbitrage électoral : la séquence est connue en démocratie. Bien sûr, il est exceptionnel qu’un parti rassemble à lui seul une majorité. Une négociation est alors nécessaire en vue de former une coalition et d’élaborer un accord de gouvernement. Cette négociation implique toujours des concessions mutuelles entre les formations politiques impliquées. En l’espèce, nulle concession n’était donc à réaliser, puisque tous les partis étaient officiellement sur la même longueur d’ondes.
Jugée aujourd’hui par une très large majorité d’experts, éditorialistes et acteurs politiques comme inévitable, cette mesure n’avait pourtant été préconisée par (presque) personne et pour ainsi dire pas débattue avant le scrutin. Cette « surprise » aurait dès lors dû susciter de l’indignation. A défaut, un large débat sur son caractère légitime. Sinon… à quoi servent encore les élections ? Ou comment alors s’étonner de la perte de confiance des citoyens à l’égard de la démocratie parlementaire?
Pourtant, rien ou presque. Silence radio. Absente du débat quelques semaines auparavant, dépourvue de tout promoteur, cette mesure s’impose car allant de soi : « c’est le standard européen », « les experts sont pour », « il n’y a pas d’alternative ».
Une réforme si « inéluctable », qui avait « échappé » à la sagacité de tant d’acteurs jusqu’à la présentation de l’accord de gouvernement, ne manque pas d’impressionner.


Pour tenter de justifier ce revirement, le Ministre des Pensions et le Premier Ministre répètent à l’envi qu’est intervenu un élément nouveau : la publication du rapport de la Commission nationale des pensions, le 16 juin 2014. Un « d’électrochoc » aux yeux de Charles Michel. Cette réponse est doublement interpellante.
D’abord, elle est… fausse. Le recul de l’âge légal de la retraite ne figurait pas dans les recommandations de la Commission, comme ses principaux auteurs n’ont pas manqué de le rappeler. Et surtout, leur rapport n’apporte aucune nouvelle information relative à l’évolution du coût des pensions. Qui plus est, sa publication n’avait pas empêché le futur Ministre des Pensions de répéter 4 mois plus tard sur le plateau de Mise au Point : « Nous ne proposons pas de toucher à l’âge légal de la pension. » 
Ensuite, cette réponse interroge le fonctionnement de la démocratie parlementaire. La volonté du peuple serait souveraine… sauf si un comité d’experts recommandait une mesure allant à contre-sens?
Cette justification est d’autant plus délicieuse que l’exécutif n’hésite pas dans le même temps à se prévaloir fièrement de la suprématie de la « légitimité des urnes » pour minorer le rôle de la concertation sociale, et s’écarter le cas échéant de ses résultats.


Il y a quelques jours, après avoir rappelé l’opposition de son parti au recul de l’âge légal de la pension, le Président du PS répondait positivement à la question de savoir si sa formation souhaiterait revenir sur cette mesure en cas de participation au pouvoir.
En d’autres termes, le président du principal parti d’opposition s’engageait à chercher à… appliquer son programme.
Cette déclaration a suscité bien davantage de cris d’orfraie de la plupart des commentateurs que le revirement des partis du gouvernement sur leur promesse de campagne :  
« Image désastreuse que cela donnerait de la gestion publique », « gouvernement girouette que personne n’aime », « un revirement dans ce domaine est-il praticable, réaliste? », « démagogie, à gauche toute », « gare à l'électeur, pas manipulable à l'infini  », « stupide, ils n’osent pas dire la vérité aux gens » « pas d’alternative », « populisme indigne d’un ancien Premier Ministre, mauvais pour l’image des francophones (sic) ».
Il ne serait donc pas indigne de s’engager à maintenir la pension à 65 ans avant les élections ; pas davantage de tourner casaque quelques semaines après le scrutin ; mais il est indigne de récuser ce revirement pour s’en tenir à ses engagement préélectoraux. A fortiori si l’on est francophone. Dont acte.


Que révèle cette dichotomie des réactions sur la nature du débat démocratique et la mission fondamentale des médias dans son animation? Faut-il comprendre que certaines orientations politiques revêtent une légitimité intrinsèque qui prévaut sur les engagements contraires pris devant le corps électoral ? La simple promotion d’orientations contraires dans le champ politique est-elle devenue par essence illégitime?
La logique démocratique n’est-elle pas totalement inversée lorsqu’il est tabou de soumettre aux citoyens une orientation donnée, mais non d’opérer un revirement au lendemain du scrutin ? En démocratie, n’est-ce pas l’électeur qui décide ultimement de la légitimité et du choix des orientations en débat ?
S’il n’y a pas d’alternative à une certaine politique, car décrétée « inévitable », à quoi sert la démocratie? Y a-t-il un sens de l’histoire qui s’impose aux peuples ? 
Qui détermine si passer à 67 ans est un retour en arrière par rapport à une réforme précédente, ou si c’est revenir à 65 ans qui constitue l’attitude réactionnaire ?
Qui en démocratie détermine le sens de l’histoire, si ce n’est les citoyens, comme le 25 mai dernier au sujet de l’âge légal de la pension ?