lundi 1 décembre 2014

Honte aux salauds de travailleurs en grève, et gloire aux puissants!

Le « chantage » des travailleurs en grève mérite au moins autant de respect que le chantage des Brito (InBev), Saverys (Exmar) et autres détenteurs de capitaux.


Le procès politique, patronal et parfois médiatique des travailleurs en grève confine à l’écœurement.

Il dit beaucoup sur la prégnance de l’idéologie dominante actuelle, relayée j’en suis convaincu le plus souvent de manière inconsciente et de bonne foi.

Les débats télévisés de ce week-end en ont été encore une merveilleuse illustration.

Le patron de la FEB (comme celui d’Agoria) a raison. Une grève n’a pas pour but premier de créer de l’emploi, de rétablir la balance commerciale ou relancer les investissements.

A-t-on jamais entendu les dirigeants syndicaux d’ailleurs le prétendre ?

Oui, une grève a notamment pour but de bloquer les outils de production.

Par conséquent, débattre sur un plateau télé de la question de savoir si les grèves ne devraient pas avoir lieu le dimanche ou en évitant de nuire au fonctionnement économique et social normal du pays est pour le moins surréaliste.

Enfin, le pompon est venu du porte-parole du Premier Ministre qui a relayé hier sur le réseau social twitter le commentaire d’une députée N-VA : « demain à nouveau un week-end prolongé pour certains. Pardon : grève et mettre l’économie à plat. Pas de compréhension pour ! »

Si le porte-parole du Premier Ministre en est à relayer de tels messages, cela en dit hélas beaucoup sur l’état d’esprit qui règne au sommet de ce gouvernement et son absence d’un minimum d’empathie pour les actions des travailleurs en grève.

En tous cas pas vraiment l’état d’esprit qui sied à la promesse de « main tendue » du Premier Ministre.

 

  • Qu’est-ce que la grève, et pourquoi est-elle consacrée sur le plan européen et international comme liberté constitutive d’une société démocratique ?

 

Dans une économie de marché ou « mixte », il y a deux facteurs de production.

Le capital d’une part, c’est à dire que les outils, les bureaux, et plus largement les ressources financières mobilisées pour acquérir et développer ces outils. Ces capitaux appartiennent aux actionnaires.

Le travail d’autre part, c’est-à-dire la main d’œuvre qui est « louée » par des femmes et des hommes (plus les enfants, plus les vieillards en principe) contre rémunération.

Ce n’est pas une division morale entre le bien et le mal, c’est une division économique et sociale.

Le détenteur de capital cherche à maximiser son profit[1], tandis que le travailleur cherche à faire au mieux rémunérer la location de sa force de travail.

Le détenteur de capitaux a un outil de pression évident, à l’encontre des travailleurs comme du gouvernement, vu qu’il est « propriétaire » : la délocalisation, la fermeture, la vente, la réduction de personnel etc.

En contrepartie, celui qui loue sa main d’œuvre a comme seul vrai outil de pression la suspension de son travail, c’est-à-dire la grève. Si une usine est en grève, le facteur de production « capital » n’est plus rémunéré (de même que le travail bien entendu).

C’est bien parce qu’on admet la légitimité de cette « dialectique » qu’il y a un espace de concertation sociale, au niveau de l’entreprise, du secteur comme de tout un pays.

Car pourquoi discuter avec les représentants des travailleurs des salaires et conditions de travail si on leur dénie la qualité de « sujet » dans l’allocation des ressources produites ?

Ainsi, on nous répète depuis des décennies que ce sont les entrepreneurs qui créent la richesse. Une grève est l’occasion de constater, à la simple lecture des communiqués de presse des fédérations patronales égrenant le « coût » de la grève pour l’économie, que les travailleurs y contribuent aussi très largement. En ce compris dans les services publics.

Aujourd’hui, le « chantage » des détenteurs de capitaux ne heurte quasi plus personne. Il n’est même plus perçu comme un moyen de pression. Il est devenu une loi à laquelle tous doivent accepter de se soumettre.

Un exemple récent qui n’a pourtant pas été abordé dans les multiples débats sur les grèves, leur légitimité, utilité etc.

Monsieur Brito, CEO de InBev, était en tournée dans notre pays la semaine passée. Il a donné de multiples interviews. Interrogé sur le très faible niveau d’impôt payé par sa société (2% me semble-t-il) en Belgique, il répondait : « Si les règles changent, nous serons moins compétitifs et nos ventes diminueront. Alors, nous devrions sortir la production de Belgique ».

Cela s’appelle bien faire pression, ou chantage pour les âmes moins sensibles.

C’est évidemment peu délicat à l’égard des PME qui s’échinent à créer de l’activité et de l’emploi en payant souvent bien davantage d’impôts, et sans les mêmes capacités d’ingénierie fiscale. Mais passons.

La même semaine, le CEO d’Exmar déclarait lui dans L’Echo :

« Aussi longtemps que nous aurons une fiscalité acceptable, nous resterons ici. Si cela change, nous nous en irons. Ce sera juste une nécessité pour nous de partir. Si nous pensons que la fiscalité est « unfair », c’est la responsabilité du management d’une compagnie de trouver la meilleure solution ».

 

Pour l’anecdote, ce CEO avait traité la politique du gouvernement précédent de « socialisme staliniste ». Le PTB avait protesté (non, là c’est une blague).

Est-ce que ces deux patrons ont subi les quolibets de la presse et du gouvernement pour ce chantage et cette prise en otage de l’emploi ? Non.

Leurs déclarations ont-elles au moins fait l’objet de débats dans le cadre du conflit social en cours ? Non plus.

Alexander de Croo leur a-t-il répondu : «  si ils veulent faire la loi fiscale dans ce pays, ils n’ont qu’à se présenter aux élections » ? Pas entendu en tous cas.

Au contraire. Monsieur Brito s’est vu déroulé le tapis rouge par le VOKA, en tant que « guest star » de leur récent congrès. Congrès auquel se pressaient Alexander De Croo et de nombreux autres membres de la majorité gouvernementale.

Le porte-parole du Premier Ministre a-t-il exprimé sur les réseaux sociaux son absence totale de compréhension pour ce « chantage à la délocalisation » ? Pas vu.

Pourtant, on pourrait presque mot pour mot mettre dans la bouche des travailleurs en grève les propos du CEO d’Exmar :

« Aussi longtemps que nous aurons un salaire et des conditions de travail une fiscalité acceptable, nous resterons au travail ici. Si cela change nous nous en irons en grève. Ce sera juste une nécessité pour nous de partir en grève. Et Si nous pensons que la fiscalité est « unfair », c’est la responsabilité du management d’une compagnie de trouver la des travailleurs de se mobiliser pour une meilleure solution ».

 

Alors, les travailleurs en grève ne méritent-ils pas au moins le même (ir-) respect que ces CEO et leurs portes paroles idéologiques ?

 

  • Pour quelles revendications les travailleurs font ils grève aujourd’hui ?

 

Pour des augmentations de salaire ? Pour une nouvelle semaine de congés payés ? Pour nationaliser tous les capitaux de ce pays ? Pour casser l’économie, parce qu’ils sont conservateurs ? Par égoïsme, contrairement à Brito & co ?

1/ Le saut d’index.

Une réforme moderne ? Une recette d’il y a plus de 30 ans. Quand le père De Croo était au gouvernement, le père Michel président du parti libéral et le père Ducarme député.

Le saut d’index, pour les travailleurs, c’est la diminution du prix de location de leur main d’œuvre.

Le saut d’index, c’est le gouvernement qui décide de mieux rémunérer le capital de monsieur Brito au détriment du salaire de ses travailleurs. Sans accord entre eux ni au niveau national.

Le saut d’index, c’est une mesure qui va d’ailleurs accroire l’endettement de notre pays selon le rapport de la Banque Nationale. Endettement pointé par la Commission européenne. Tiens, ne fallait-il pas « penser aux générations futures », comme le disait le gouvernement ?

Les travailleurs ne peuvent pas menacer de se délocaliser pour faire pression contre la baisse du « prix » de leur labeur, ils font donc grève.

Au fait, le saut d’index, c'est une mesure que seul un parti assumait dans son programme électoral : la N-VA. 33 députés sur 150.

2/ Retrait de la pension à 67 ans.

C’est-à-dire l’âge jusqu’auquel les travailleurs de InBev devront louer leur main d’œuvre à Monsieur Brito.

Une promesse électorale de campagne enfin tenue ?  

Non, pas un député n’a été élu sur cet engagement le 25 mai dernier. Au contraire, la plupart a été élu sur l’engagement de ne pas y toucher.

Une mesure convenue entre partenaires sociaux ? Pas plus.

3/ Une fiscalité juste.

C’est-à-dire que les revenus des travailleurs d'InBev ne soient pas plus taxés que les revenus des détenteurs de capitaux d'InBev.

Ils sont culotés ces travailleurs. Quel conservatisme.

 

  • Un minimum de respect, à défaut de concertation sociale

 

Jusqu’à aujourd’hui, le patronat soutenu par le gouvernement (ou l’inverse) ne veut pas que ces questions soient soumises à la concertation sociale. C’est leur droit. Mais qu’ils l’assument au lieu de dire qu’ils sont ouverts à la concertation sociale.

Il est encore moins courageux, comme on l’a entendu ce week-end de la bouche de ministres du gouvernement ou représentants patronaux, de reprocher aux représentants des travailleurs de préférer la grève plutôt que de venir autour de la table.

Moi j’ai bien entendu le Ministre de la concertation sociale dire au parlement et dans les médias que les syndicats devaient choisir entre grève et concertation.

(Même si on peut s’imaginer qu’il doit bien y avoir en coulisse des contacts mêmes informels entre gouvernement et syndicats.)

Est-ce qu’on n’a jamais demandé dans ce pays au patronat de choisir entre « chantage à la délocalisation » et concertation ?

Si l’exécutif fédéral veut sincèrement gouverner dans un climat de paix sociale et de dialogue avec TOUS les interlocuteurs sociaux, il lui revient de créer les conditions minimales pour ce faire.

Il peut faire un autre choix, mais il doit l’assumer.

La concertation sociale, c’est chercher l’adhésion minimale des partenaires sociaux dans le chef du gouvernement. Ce n’est pas que répéter des mots (« 137 fois.. ») ou demander aux représentants des travailleurs d’exécuter en silence et avec le sourire le programme gouvernemental.  

L’adhésion « minimale » du patronat, ils l’ont, c’est le moins que l’on puisse dire.

L’adhésion des syndicats, elle est nulle. Du Jamais vu. Même sous Martens-Gol, qui bénéficiait du soutien tacite sinon assumée de la CSC-ACV.

Quelles gestes d’ouverture gouvernement et patronat ont-ils fait depuis l’entrée en lice de l’exécutif pour susciter cette adhésion ? On aurait aimé avoir cette question et une réponse ce week-end.

Le gouvernement (et le patronat) peuvent faire le choix du refus de créer les conditions de cette adhésion minimale. Ils peuvent choisir de « passer en force ».

Mais ils doivent alors assumer les conséquences du contenu et de la méthode de sa politique. Ce n’est pas toujours la faute des socialistes, ou des gens « qui ne comprennent pas et donc qui méritent plus de pédagogie ».

Et dans tous les cas de figure, ils doivent au moins le même respect aux travailleurs en grève qu’à Monsieur Brito et ses amis.

Et peut-être même plus non ?
Car contrairement au chantage de Monsieur Brito, qui ne lui coûte qu’un coup de fil ou une interview, le « chantage » des travailleurs en grève leur coûte, outre l’opprobre de certains, une partie de leur salaire. Salaire qui n’est pas, pour les plus distraits, tout à fait du même ordre que celui de Brito.

 



[1] La situation de certaines PME et indépendants est plus hybride et complexe à classer. Souvent leur apport consiste en leur propre force de travail, les capitaux émanant de tiers (banques etc.). Ils sont aussi souvent dans un rapport de sujétion avec ces tiers et des donneurs d’ordre (sous-traitants etc.)

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