lundi 1 décembre 2014

Honte aux salauds de travailleurs en grève, et gloire aux puissants!

Le « chantage » des travailleurs en grève mérite au moins autant de respect que le chantage des Brito (InBev), Saverys (Exmar) et autres détenteurs de capitaux.


Le procès politique, patronal et parfois médiatique des travailleurs en grève confine à l’écœurement.

Il dit beaucoup sur la prégnance de l’idéologie dominante actuelle, relayée j’en suis convaincu le plus souvent de manière inconsciente et de bonne foi.

Les débats télévisés de ce week-end en ont été encore une merveilleuse illustration.

Le patron de la FEB (comme celui d’Agoria) a raison. Une grève n’a pas pour but premier de créer de l’emploi, de rétablir la balance commerciale ou relancer les investissements.

A-t-on jamais entendu les dirigeants syndicaux d’ailleurs le prétendre ?

Oui, une grève a notamment pour but de bloquer les outils de production.

Par conséquent, débattre sur un plateau télé de la question de savoir si les grèves ne devraient pas avoir lieu le dimanche ou en évitant de nuire au fonctionnement économique et social normal du pays est pour le moins surréaliste.

Enfin, le pompon est venu du porte-parole du Premier Ministre qui a relayé hier sur le réseau social twitter le commentaire d’une députée N-VA : « demain à nouveau un week-end prolongé pour certains. Pardon : grève et mettre l’économie à plat. Pas de compréhension pour ! »

Si le porte-parole du Premier Ministre en est à relayer de tels messages, cela en dit hélas beaucoup sur l’état d’esprit qui règne au sommet de ce gouvernement et son absence d’un minimum d’empathie pour les actions des travailleurs en grève.

En tous cas pas vraiment l’état d’esprit qui sied à la promesse de « main tendue » du Premier Ministre.

 

  • Qu’est-ce que la grève, et pourquoi est-elle consacrée sur le plan européen et international comme liberté constitutive d’une société démocratique ?

 

Dans une économie de marché ou « mixte », il y a deux facteurs de production.

Le capital d’une part, c’est à dire que les outils, les bureaux, et plus largement les ressources financières mobilisées pour acquérir et développer ces outils. Ces capitaux appartiennent aux actionnaires.

Le travail d’autre part, c’est-à-dire la main d’œuvre qui est « louée » par des femmes et des hommes (plus les enfants, plus les vieillards en principe) contre rémunération.

Ce n’est pas une division morale entre le bien et le mal, c’est une division économique et sociale.

Le détenteur de capital cherche à maximiser son profit[1], tandis que le travailleur cherche à faire au mieux rémunérer la location de sa force de travail.

Le détenteur de capitaux a un outil de pression évident, à l’encontre des travailleurs comme du gouvernement, vu qu’il est « propriétaire » : la délocalisation, la fermeture, la vente, la réduction de personnel etc.

En contrepartie, celui qui loue sa main d’œuvre a comme seul vrai outil de pression la suspension de son travail, c’est-à-dire la grève. Si une usine est en grève, le facteur de production « capital » n’est plus rémunéré (de même que le travail bien entendu).

C’est bien parce qu’on admet la légitimité de cette « dialectique » qu’il y a un espace de concertation sociale, au niveau de l’entreprise, du secteur comme de tout un pays.

Car pourquoi discuter avec les représentants des travailleurs des salaires et conditions de travail si on leur dénie la qualité de « sujet » dans l’allocation des ressources produites ?

Ainsi, on nous répète depuis des décennies que ce sont les entrepreneurs qui créent la richesse. Une grève est l’occasion de constater, à la simple lecture des communiqués de presse des fédérations patronales égrenant le « coût » de la grève pour l’économie, que les travailleurs y contribuent aussi très largement. En ce compris dans les services publics.

Aujourd’hui, le « chantage » des détenteurs de capitaux ne heurte quasi plus personne. Il n’est même plus perçu comme un moyen de pression. Il est devenu une loi à laquelle tous doivent accepter de se soumettre.

Un exemple récent qui n’a pourtant pas été abordé dans les multiples débats sur les grèves, leur légitimité, utilité etc.

Monsieur Brito, CEO de InBev, était en tournée dans notre pays la semaine passée. Il a donné de multiples interviews. Interrogé sur le très faible niveau d’impôt payé par sa société (2% me semble-t-il) en Belgique, il répondait : « Si les règles changent, nous serons moins compétitifs et nos ventes diminueront. Alors, nous devrions sortir la production de Belgique ».

Cela s’appelle bien faire pression, ou chantage pour les âmes moins sensibles.

C’est évidemment peu délicat à l’égard des PME qui s’échinent à créer de l’activité et de l’emploi en payant souvent bien davantage d’impôts, et sans les mêmes capacités d’ingénierie fiscale. Mais passons.

La même semaine, le CEO d’Exmar déclarait lui dans L’Echo :

« Aussi longtemps que nous aurons une fiscalité acceptable, nous resterons ici. Si cela change, nous nous en irons. Ce sera juste une nécessité pour nous de partir. Si nous pensons que la fiscalité est « unfair », c’est la responsabilité du management d’une compagnie de trouver la meilleure solution ».

 

Pour l’anecdote, ce CEO avait traité la politique du gouvernement précédent de « socialisme staliniste ». Le PTB avait protesté (non, là c’est une blague).

Est-ce que ces deux patrons ont subi les quolibets de la presse et du gouvernement pour ce chantage et cette prise en otage de l’emploi ? Non.

Leurs déclarations ont-elles au moins fait l’objet de débats dans le cadre du conflit social en cours ? Non plus.

Alexander de Croo leur a-t-il répondu : «  si ils veulent faire la loi fiscale dans ce pays, ils n’ont qu’à se présenter aux élections » ? Pas entendu en tous cas.

Au contraire. Monsieur Brito s’est vu déroulé le tapis rouge par le VOKA, en tant que « guest star » de leur récent congrès. Congrès auquel se pressaient Alexander De Croo et de nombreux autres membres de la majorité gouvernementale.

Le porte-parole du Premier Ministre a-t-il exprimé sur les réseaux sociaux son absence totale de compréhension pour ce « chantage à la délocalisation » ? Pas vu.

Pourtant, on pourrait presque mot pour mot mettre dans la bouche des travailleurs en grève les propos du CEO d’Exmar :

« Aussi longtemps que nous aurons un salaire et des conditions de travail une fiscalité acceptable, nous resterons au travail ici. Si cela change nous nous en irons en grève. Ce sera juste une nécessité pour nous de partir en grève. Et Si nous pensons que la fiscalité est « unfair », c’est la responsabilité du management d’une compagnie de trouver la des travailleurs de se mobiliser pour une meilleure solution ».

 

Alors, les travailleurs en grève ne méritent-ils pas au moins le même (ir-) respect que ces CEO et leurs portes paroles idéologiques ?

 

  • Pour quelles revendications les travailleurs font ils grève aujourd’hui ?

 

Pour des augmentations de salaire ? Pour une nouvelle semaine de congés payés ? Pour nationaliser tous les capitaux de ce pays ? Pour casser l’économie, parce qu’ils sont conservateurs ? Par égoïsme, contrairement à Brito & co ?

1/ Le saut d’index.

Une réforme moderne ? Une recette d’il y a plus de 30 ans. Quand le père De Croo était au gouvernement, le père Michel président du parti libéral et le père Ducarme député.

Le saut d’index, pour les travailleurs, c’est la diminution du prix de location de leur main d’œuvre.

Le saut d’index, c’est le gouvernement qui décide de mieux rémunérer le capital de monsieur Brito au détriment du salaire de ses travailleurs. Sans accord entre eux ni au niveau national.

Le saut d’index, c’est une mesure qui va d’ailleurs accroire l’endettement de notre pays selon le rapport de la Banque Nationale. Endettement pointé par la Commission européenne. Tiens, ne fallait-il pas « penser aux générations futures », comme le disait le gouvernement ?

Les travailleurs ne peuvent pas menacer de se délocaliser pour faire pression contre la baisse du « prix » de leur labeur, ils font donc grève.

Au fait, le saut d’index, c'est une mesure que seul un parti assumait dans son programme électoral : la N-VA. 33 députés sur 150.

2/ Retrait de la pension à 67 ans.

C’est-à-dire l’âge jusqu’auquel les travailleurs de InBev devront louer leur main d’œuvre à Monsieur Brito.

Une promesse électorale de campagne enfin tenue ?  

Non, pas un député n’a été élu sur cet engagement le 25 mai dernier. Au contraire, la plupart a été élu sur l’engagement de ne pas y toucher.

Une mesure convenue entre partenaires sociaux ? Pas plus.

3/ Une fiscalité juste.

C’est-à-dire que les revenus des travailleurs d'InBev ne soient pas plus taxés que les revenus des détenteurs de capitaux d'InBev.

Ils sont culotés ces travailleurs. Quel conservatisme.

 

  • Un minimum de respect, à défaut de concertation sociale

 

Jusqu’à aujourd’hui, le patronat soutenu par le gouvernement (ou l’inverse) ne veut pas que ces questions soient soumises à la concertation sociale. C’est leur droit. Mais qu’ils l’assument au lieu de dire qu’ils sont ouverts à la concertation sociale.

Il est encore moins courageux, comme on l’a entendu ce week-end de la bouche de ministres du gouvernement ou représentants patronaux, de reprocher aux représentants des travailleurs de préférer la grève plutôt que de venir autour de la table.

Moi j’ai bien entendu le Ministre de la concertation sociale dire au parlement et dans les médias que les syndicats devaient choisir entre grève et concertation.

(Même si on peut s’imaginer qu’il doit bien y avoir en coulisse des contacts mêmes informels entre gouvernement et syndicats.)

Est-ce qu’on n’a jamais demandé dans ce pays au patronat de choisir entre « chantage à la délocalisation » et concertation ?

Si l’exécutif fédéral veut sincèrement gouverner dans un climat de paix sociale et de dialogue avec TOUS les interlocuteurs sociaux, il lui revient de créer les conditions minimales pour ce faire.

Il peut faire un autre choix, mais il doit l’assumer.

La concertation sociale, c’est chercher l’adhésion minimale des partenaires sociaux dans le chef du gouvernement. Ce n’est pas que répéter des mots (« 137 fois.. ») ou demander aux représentants des travailleurs d’exécuter en silence et avec le sourire le programme gouvernemental.  

L’adhésion « minimale » du patronat, ils l’ont, c’est le moins que l’on puisse dire.

L’adhésion des syndicats, elle est nulle. Du Jamais vu. Même sous Martens-Gol, qui bénéficiait du soutien tacite sinon assumée de la CSC-ACV.

Quelles gestes d’ouverture gouvernement et patronat ont-ils fait depuis l’entrée en lice de l’exécutif pour susciter cette adhésion ? On aurait aimé avoir cette question et une réponse ce week-end.

Le gouvernement (et le patronat) peuvent faire le choix du refus de créer les conditions de cette adhésion minimale. Ils peuvent choisir de « passer en force ».

Mais ils doivent alors assumer les conséquences du contenu et de la méthode de sa politique. Ce n’est pas toujours la faute des socialistes, ou des gens « qui ne comprennent pas et donc qui méritent plus de pédagogie ».

Et dans tous les cas de figure, ils doivent au moins le même respect aux travailleurs en grève qu’à Monsieur Brito et ses amis.

Et peut-être même plus non ?
Car contrairement au chantage de Monsieur Brito, qui ne lui coûte qu’un coup de fil ou une interview, le « chantage » des travailleurs en grève leur coûte, outre l’opprobre de certains, une partie de leur salaire. Salaire qui n’est pas, pour les plus distraits, tout à fait du même ordre que celui de Brito.

 



[1] La situation de certaines PME et indépendants est plus hybride et complexe à classer. Souvent leur apport consiste en leur propre force de travail, les capitaux émanant de tiers (banques etc.). Ils sont aussi souvent dans un rapport de sujétion avec ces tiers et des donneurs d’ordre (sous-traitants etc.)

samedi 22 novembre 2014

La « Reductio ad communautarum » et le point « Bartwint » du débat politique belge.

Publié dans L'Echo le 21 novembre 2014 sous le titre "La Belgique de la N-VA, tu l'aimes ou tu la quittes"

Depuis la mise en place du nouveau gouvernement fédéral, il n’est quasiment pas un jour sans que des membres de la majorité ou certains faiseurs d’opinion n’accusent l’opposition – singulièrement le PS –, de mener « une opposition purement communautaire », faisant ainsi le lit du confédéralisme[1].

Un même reproche est régulièrement formulé à l’encontre de la contestation sociale, en dépit du fait que les syndicats figurent parmi les dernières organisations unitaires « de masse » du pays[2].

Pourtant, l’opposition n’a pas mis à l’agenda politique des questions telles que la scission de compétences fédérales ou l’emploi des langues à Bruxelles et dans la périphérie.

Elle n’a pas non plus menacé de faire basculer le pays dans le confédéralisme, compte tenu du projet socio-économique du nouveau gouvernement ou de sa composition.

Pas plus n’a-t-elle fustigé la Flandre dans son ensemble lors des débats passionnels provoqués par les propos et attitudes de deux ministres NV-A en rapport avec la collaboration et la « valeur ajoutée » des diverses diasporas.

Les critiques à ce sujet ont émané de l’ensemble des partis d’opposition, néerlandophones compris (PS, SP.A, Ecolo, Groen, Cdh, PTB-PVDA, FDF), Vlaams Belang et PP exceptés. La députée socialiste flamande Karine Temmerman fut ainsi la première à demander la démission de Théo Francken.

Mais pour le Premier Ministre, ses partenaires ou certains commentateurs, une critique qui émane de députés ou citoyens wallons et bruxellois deviendrait par nature communautaire.

Cette « reductio ad communautarum » est donc opérée systématiquement, non pas en raison de l’objet du débat, mais en fonction de l’origine régionale ou linguistique de certains de ses protagonistes, à savoir l’opposition.

Ce procédé revient à établir un véritable point « Godwin » dans le débat politique belge actuel: le point « Bartwint »[3]. Ce point est atteint chaque fois qu’il est signifié à l’opposition qu’elle fait le jeu de la NV-A et le lit du confédéralisme.

L’efficacité de la « reductio ad communautarum » est bien entendu renforcée par le fait que deux tiers des députés de l’opposition émargent au groupe linguistique français (43 députés sur 65): les critiques de l’opposition sont dès lors forcément beaucoup plus souvent formulées par sa composante francophone.

La « reductio ad communautarum » a pour finalité de délégitimer toute critique portée par des élus ou citoyens francophones à l’encontre du gouvernement fédéral.

Dès lors que la contestation du gouvernement ferait le jeu de la NV-A, l’opinion publique francophone est invitée à s’indigner de cette contestation plutôt que d’y prendre part.  Peu importe les politiques menées ou les critiques formulées.

Par ricochet, au nord du pays, il s’imposerait de ne pas « trahir » sa « Communauté », en affichant une proximité avec des critiques émanant d’une opposition « purement communautaire », à l’encontre d’une coalition décrétée comme celle que voulait la Flandre.

Probablement convaincus des gains procurés à court terme par un tel procédé, ses auteurs contribuent en réalité à valider les prémisses idéologiques du nationalisme et de la pensée unique des « deux démocraties ».

Selon l’idéologie nationaliste, il n’y a pas, à côté des espaces démocratiques organisés au niveau des entités fédérées, une démocratie belge dont les sujets sont des citoyens belges. Il y a « deux démocraties », car l’origine linguistico-territoriale diverse rendrait – selon elle – toute citoyenneté commune impossible. C’est bien la « reductio ad communautarum » : la réduction irréductible de l’espace politique à deux communautés homogènes qui s’opposent en raison de leur langue et de leur région d’origine.

En vertu de ce procédé, une même action revêtirait une légitimité différente selon le rôle linguistique de son auteur.

Vous êtes francophone et considérez que les propos de Francken sont racistes, vous faites du communautaire et le jeu de la NV-A. Vous êtes néerlandophones[4], c’est une opinion.

Vous vous « agitez socialement » en Wallonie, vous faites du communautaire et mettez en danger l’existence de la Belgique. Vous êtes docker d’Anvers et vous occasionnez des débordements inacceptables lors de la manifestation, là non.

Ce double standard conduit à ériger les citoyens de Wallonie et de Bruxelles en citoyens de seconde zone du débat démocratique.

On n’entendra jamais le SP.A ou Groen dire à l’attention du VOKA et de l’UNIZO : « une agitation patronale plus importante au nord qu’au sud du pays risque de mettre en danger l’existence de la Belgique ». A juste titre.

De même, n’a-t-on jamais entendu un Premier Ministre flamand dire à destination de la droite et du patronat flamands « arrêtez de critiquer le PS ou mon gouvernement, vous faites du communautaire et le jeu du PS ».

Le « point Bartwint », c’est l’injonction paradoxale suivante faite aux citoyens francophones : si vous voulez lutter contre les idées de la NV-A et son idéologie nationaliste, adhérez-y ou abstenez-vous de vous y opposer.

C’est, en forçant le trait, la sentence : « la Belgique de la N-VA, tu l’aimes ou tu la quittes ».

Selon cette stratégie assumée par la N-VA, le recours constant à la « reductio ad communautarum » doit conduire progressivement les francophones à considérer eux-mêmes qu’il leur est préférable de s’orienter vers le confédéralisme.

Ce n’est pourtant pas critiquer la politique ou l’attitude des membres N-VA du gouvernement, voire du gouvernement tout entier, qui fait le « jeu » de l’idéologie nationaliste de la N-VA. Pas plus d’ailleurs que de partager avec elle de mêmes orientations socio-économiques.

Ce qui fait son jeu, c’est bien de valider les prémisses de son idéologie nationaliste, sa vision  de la Belgique, c’est-à-dire… la « reductio ad communautarum » systématique du débat.




[1] Relevé très loin d’être exhaustif.
Le Premier Ministre C. Michel (MR) : Le Soir, RTBF, Terzake (VRT)  le 14/10/2014 ; JT RTBF le 16/10/2014 ; TV5 Monde le 13/11/2014 ; Le Soir et Sud Presse le 16/11/2014.
A. De Croo, vice-Premier Ministre VLD : le Vif/Express, 30/10/2014 ; La Libre Belgique, 8/11/2014
Denis Ducarme, Président du groupe MR à la Chambre : L’Echo, Villa Politica (VRT), le 13/11/2014.
[2] D. Reynders, vice-Premier Ministre MR, « En cas d’agitation sociale plus forte au Sud qu’au Nord du pays, il y a un danger pour l’avenir du pays» Bel-RTL, le 5/11/2014.
[3] La formule  est le résultat d’échanges avec @GMilecan sur Twitter. Merci à lui.
[4] La députée SP.A Fatma Pehlivan a qualifié le Secrétaire d’Etat Francken de « raciste » lors des débats sur la déclaration gouvernementale, à l’instar de Laurette Onkelinx, présidente du groupe PS à la Chambre.

mardi 14 octobre 2014

Michel ne sera jamais le successeur de Janson, dernier Premier Ministre libéral francophone, mort à Buchenwald en 1944 (SUITE)



On prête à Camus la citation suivante : « mal nommer les choses, ajoute au malheur du monde ».


On pourrait ajouter que « ne pas les nommer du tout » est bien plus malheureux encore.

 

Derrière l’interview du nouveau Vice-Premier Ministre NVA, Jan Jambon, hier dans la Libre Belgique, et les réactions qui s’en sont suivies, c’est bien à une querelle de mots, donc de sens, à laquelle on assiste.

 

Après avoir parlé de « collaborateurs qui avaient leurs raisons » dans la Libre, Jambon a voulu rectifier le tir hier en cours de journée en parlant « d’erreur historique qu’on ne peut justifier ».

 

Après les appels de l’opposition au Premier Ministre Charles Michel à se distancer des propos de Jambon et le rappeler à l’ordre, celui-ci a parlé « d’erreur, voire de faute ».

 

Depuis, a surgi encore l’information sur Francken.  Et le silence du Premier Ministre au Parlement comme dans ses interviews.

 

Le malaise persiste. Pourquoi ?

 

Parce qu’on aurait attendu une condamnation nette, précise, sans ambigüité, de ce qu’a été la collaboration avec le régime nazi durant la guerre 40-45.

 

Bref, un travail de pédagogie démocratique.

 

Or jamais cette pédagogie n’est venue.

 

Et notre énorme crainte est que cela n’ait pas été une maladresse, mais le résultat d’un compromis politique sur les éléments de langage convenus entre les partenaires du gouvernement.

 

Dire que la collaboration est une erreur, voire une faute, ne dit pas CE QU’ÉTAIT LA COLLABORATION.

 

La collaboration à la construction du canal de Panama ? La collaboration entre la Chine et la Belgique pour la venue des Pandas ?

 

La collaboration à quoi ???? Si dur de le dire ????

 

Cette absence de caractérisation de la collaboration rend les « clarifications » littéralement glaçantes, et plus suspectes encore que les premiers propos de Jambon.

 

Pourquoi ne pas avoir dit, avant de parler d’erreur, que la collaboration, cela a été la participation à l’entreprise criminelle nazie ?

 

Entreprise criminelle qui a conduit systématiquement à la mort des enfants, femmes et hommes en raison de leur origine, et souvent également en raison de leur conviction politique, handicap ou orientation sexuelle.

 

Qu’il s’agit de la collaboration  un régime aux antipodes de nos valeurs, de nos libertés ?

 

Que c’est un régime criminel. Génocidaire. Totalitaire.

 

Que la collaboration, c’était participer à ces crimes, quelles que soient les motivations de ses acteurs ?

 

Que cela a été le soutien à un régime raciste, génocidaire, qui gouvernait par la terreur ?

 

Et qu’à ce titre, elle doit être condamnée sans ambiguïté ?

 

Etait-ce si dur de le dire ? C’est bien cela le plus inquiétant.

 

Le choix de ces mots de communicants, « erreur », « injustifiable », sans jamais dire ce qu’a été la collaboration,  est le plus glaçant de cet épisode.

 

On dirait l’évocation d’erreurs de jeunesse (« il était jeune, c’était une erreur, même une faute, mais soit, allons de l’avant ») par des parents.

 

Pas le discours de membres d’un gouvernement belge au 21ème siècle, qui intervient après que :

  • Le CEGES ait rendu son rapport sur la responsabilité de l’Etat belge dans la déportation des juifs de Belgique, à la demande du Sénat.
  • Le Premier Verhofstadt ait mis en place un processus de restitution des biens spoliés.
  • Le Premier Di Rupo ait présenté au nom de la Belgique, et sur base du rapport du CEGES, les excuses de l’Etat belge pour sa responsabilité dans la déportation des juifs.

 

Je n’ai aucun doute sur le fait que la majorité  des libéraux auraient souhaité entendre de telles paroles.

 

Je n’ai aucun mal à supposer non plus que Michel lui-même aurait voulu dire ce qu’a été la collaboration, et la condamner sans ambigüité.

 

Qu’il n’en a pas encore été capable, en tant que Premier Ministre, est une faute très lourde.

 

Il avait ses raisons j’imagine, lui aussi, comme dirait l’autre. Mais c’est « une faute historique ».

 

 

Et un aveu de faiblesse et/ou de cynisme terrible.

 

Une tache.

 

Goethe a dit que « le langage fabrique les gens bien plus que les gens ne fabriquent le langage ».

 

Votre langage n’a pas été à la hauteur, Monsieur le Premier Ministre.

 

Pas à la hauteur de l’histoire. Pas à la hauteur de la vérité.

 

Pas à la hauteur de Paul-Emile Janson, dernier Premier Ministre libéral francophone pour longtemps, assassiné en 1944 dans le camp  de Buchenwald, par le régime nazi et ses serviteurs.

 

lundi 6 octobre 2014

Pourquoi Charles Michel ne sera jamais vraiment le successeur de Paul-Emile Janson (dernier Premier Ministre libéral francophone)


Même si plus aucun retournement ne peut être définitivement exclu dans le cadre de la présente formation de gouvernement ; même si la fonction de Premier Ministre lui aura été dévolue suite au renoncement du CD&V et au désintérêt de la NV-A, il est très probable que le prochain Premier Ministre sera issu des rangs du MR, en la personne de son président, Charles Michel.
A cette occasion, les commentateurs ne manqueront pas de souligner qu’il faut remonter jusqu’à Paul-Emile Janson, chef de gouvernement en 1937, pour trouver  le dernier libéral francophone à avoir occupé la fonction de Premier Ministre.
En réalité, au-delà des étiquettes, cette « filiation politique »  est pour le moins contestable, voire pêche par anachronisme, à la lumière de l’histoire du parti libéral et des mutations idéologiques profondes qu’il a connues.

Né en 1846, le parti libéral de Janson est le plus ancien parti politique de Belgique.
Parti de la bourgeoisie urbaine anticléricale, composé assez rapidement d’une aile progressiste forte (sur le plan politique mais aussi social), à laquelle émargeaient d’ailleurs les Janson père et fils, il ne serait venu à personne l’idée de qualifier ce parti de « droite » ou de « centre-droit ».
Au contraire, pendant très longtemps, le parti libéral était clairement perçu comme émargeant à « la gauche », par opposition à la droite catholique et conservatrice. Il sera le seul rival électoral de la droite, jusqu’à la création du Parti Ouvrier Belge et l’instauration du suffrage universel.
Son aile progressiste (par opposition aux libéraux « doctrinaires ») affichait d’ailleurs une grande proximité avec le Parti Ouvrier, au point de constituer avec lui à plusieurs occasions de véritables cartels électoraux, singulièrement lors de l’importante élection de 1912.

Caractérisé avant tout par son anticléricalisme et son attachement aux idées des Lumières, le parti libéral glissa logiquement de la gauche vers le centre du spectre politique, avec l’émergence du POB, ainsi que la prégnance des questions socio-économiques.
Ce positionnement  - à gauche sur le plan philosophique, au centre sur le plan socio-économique -, perdura jusqu’à la fin des années 50.
Dans les années 30, le parti libéral se situait encore,  sur le plan socio-économique, aux antipodes de l’idéologie dite « néo-libérale » d’aujourd’hui, promue par l’école des économistes « de Chicago », et transformée en offre politique par Thatcher, Reagan, et toute la droite libérale et conservatrice du continent européen à leur suite.
Au contraire, le parti libéral se fit même plus « social » au cours de cette décennie, réceptif à la diffusion des idées « keynésiennes ».
Ainsi, en décembre 1935, soit deux années avant l’installation du libéral Janson à la tête du gouvernement belge, le parti libéral adopta un programme dans lequel figuraient entre autres : la réduction du temps de travail, l’adoption de la pension légale, l’octroi de congés payés, le principe d’une hausse des salaires ayant pour ambition de relancer la consommation (sic !)[1].
En 1945, le parti libéral adopta une charte sociale qui confirma ces orientations très keynésiennes :
 « Si le XIXème siècle a été celui de la démocratie politique, nous croyons que le XXème doit être celui de la démocratie économique et sociale. Nous voulons un esprit nouveau. Nous voulons un régime social où la solidarité se substitue à l'assistance. Nous croyons que si de grands progrès sociaux ont été accomplis depuis deux générations, la libération de l'Homme des servitudes de l'argent et de la machine est encore à réaliser (sic!) »

« La libération des servitudes de l’argent », diantre !
On est donc très loin du corpus doctrinal du MR d’aujourd’hui.

Avec la conclusion des questions « royale » et « scolaire » au cours des années 50, les questions socio-économiques vont structurellement prendre le pas sur le clivage philosophique.
Le réalignement idéologique et stratégique du parti libéral s’opéra au cours des décennies suivantes en deux temps.
En premier lieu, le parti libéral opère selon les termes de l’époque sa « déconfessionnalisation »[2], ce qui lui permettra d’accueillir notamment les éléments les plus conservateurs du CVP-PSC. 
Ensuite, dans un deuxième temps, le parti libéral adopte un discours ainsi qu’un programme de plus en plus « anti-étatiste » sur le plan économique. Sur le plan de la protection sociale, il promeut un système davantage basé sur la logique d’assistance pour les plus pauvres, et d’assurance privée pour le reste de la population.

Ce double réalignement poursuivra son cours tout au long des décennies 70-80, avec l’adhésion à la doxa néo-libérale incarnée par Reagan et Thatcher, et jusqu’à aujourd’hui.
Il aura conduit l’héritier formel du parti libéral, le Mouvement réformateur de Charles Michel, à des positions qui se situent souvent très loin de celles du parti de Paul-Emile Janson. Y compris sur le plan purement doctrinal.
Sur le plan économique, la pensée des Milton Friedman et autres Frederik Von Hayek est fièrement revendiquée et assumée par le MR actuel. Leurs textes figurent par exemple dans « Synthèse des textes majeurs de la tradition libérale », publiée par le MR et préfacée par Charles Michel[3].
Von Hayek est même qualifié par le directeur du Centre Jean Gol de plus grand penseur libéral du 20ème siècle.
Dans le même ouvrage figure également un texte de l’économiste Pascal Salin, qui évoque la question de l’impôt selon les termes suivants :
« Prélevé en fonction d'une norme décidée par les détenteurs du pouvoir étatique, sans respect de la personnalité de chacun, l'impôt pénalise la prise de risque et est foncièrement esclavagiste, allant à l'encontre de son but recherché, bafouant les droits fondamentaux de l'être humain et la propriété de l'individu ».
Plus étonnant encore, même le conservateur Edmund Burke, le penseur « anti-lumières », pourfendeur de la Révolution française, trouve aujourd’hui sa place au panthéon doctrinaire du MR.
Burke, le penseur dont un certain…. Bart De Wever a fait l’apologie dans une tribune publiée dans De Standaard en 2003, le qualifiant même « d’exemple idéologique ».
On est par conséquent bien loin de la pensée et des idées qui ont inspiré le programme libéral de 1935 déjà évoqué, ou encore la charte sociale de 1945, qui appelait à « libérer l’homme des servitudes de l’argent »…
Sur le plan philosophique,  le réalignement (« la déconfessionnalisation du parti libéral ») a été très loin également, au point de faire totalement disparaître le trait identitaire et fondateur du libéralisme belge, à savoir l’opposition au cléricalisme et l’incarnation du progrès laïc.
La meilleure illustration de cette mutation est l’absence revendiquée de programme commun sur les questions dites « éthiques et de société » (euthanasie, mariage et adoption par des couples de même sexe etc.),  et donc la faculté octroyée  aux parlementaires MR de voter sur ces questions selon leur  « conscience ».
Ça sonne moderne, ça sonne « anti-particratique », mais il s’agit d’un simple cache-sexe bâti à partir d’une forme de supercherie intellectuelle.
Le rôle des parlementaires n’est bien entendu pas assimilable à celui des membres d’un jury d’assises tirés au sort, délibérant sur des faits et la culpabilité d’un individu.
Ils sont les représentants du peuple, choisis par celui-ci sur base de leur programme, en vue de voter au nom du peuple (et non au nom de leur « conscience ») des normes générales (les lois) s’imposant à tous.
Des questions comme l’égalité des Belges devant le mariage et l’adoption, le droit de mourir dans la dignité ou de disposer de son corps sont des questions éminemment politiques.
La « liberté de vote » est simplement le cache-sexe de l’absence de volonté de définir l’identité du parti par une plateforme politique commune sur ces questions.  
 C’est bien entendu respectable.
Mais c’est une fameuse rupture avec le parti libéral de Janson, dont la raison d’être était précisément de constituer une plateforme politique commune sur les questions philosophiques.

Ainsi, à l’occasion de l’adoption de la loi dépénalisant l’avortement en 1990, seuls 12 des 21 sénateurs PRL  votèrent « pour » (unanimité parmi les sénateurs PS).  
Concernant la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, adoptée en 2003, seuls 6 des 14 députés MR présents (sur 18 au total) au moment du vote s’exprimèrent en sa faveur.
En 2005, lors de l’adoption de la loi ouvrant l’adoption aux couples de même sexe, seuls 5 députés MR votèrent « pour », 18 « contre », et 2 « abstention » (PS : 23 « pour », 1 abstention).
Parmi les députés MR qui ont voté « contre » l’adoption de la loi ce jour-là, un élu du Brabant Wallon, ancien Ministre. Âgé de 30 ans, il s’appelle Charles Michel.
Il sera probablement Premier Ministre. Mais il ne sera jamais vraiment le successeur de Paul-Emile Janson.


[1] Joseph TORDOIR, Roger Motz (1904-1964). Une figure du libéralisme belge et européen, Bruxelles. Archives libérales francophones du Centre Paul Hymans, 2004, p. 12.
[2] En d’autres termes, l’abandon du clivage philosophique comme élément structurant de son identité politique.